Face aux crises politiques et aux mutations profondes qui secouent l’Afrique de l’Ouest, le Pr Mamadou FALL de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar propose une voie audacieuse : faire de la culture non plus un simple décor, mais le moteur principal d’une refondation sociétale. Une vision puissante pour réhabiliter les savoirs endogènes et construire un avenir souverain.
Alors que l’Afrique de l’Ouest traverse des décennies de turbulences, marquées par des crises politiques, des tensions identitaires et une marginalisation persistante sur la scène mondiale, une question lancinante demeure : où se trouve la clé d’une véritable souveraineté ?
Pour le Pr Mamadou FALL, la réponse ne réside pas uniquement dans les sphères politique ou économique, mais dans un domaine trop longtemps sous-estimé : la culture. Lors de la conférence inaugurale sur « Mutations et Crises politiques en Afrique de l’Ouest, que peut la culture? », prononcée le 1er décembre 2025, dans le cadre de la première édition du Festival ouest-africain des Arts et de la Culture (ECOFEST), il a délivré un cours magistral riche en messages percutants.
Face à un public averti dont le Secrétaire d’État sénégalais à la Culture, aux Industries créatives et au Patrimoine historique, M. Bakary SARR et la Commissaire au Développement humain et aux Affaires sociales de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Pr Fatou Sow SARR, le Pr FALL a appelé à une véritable révolution copernicienne, invitant à « sortir de l’éponge occidentale » pour réhabiliter la puissance créatrice des héritages africains.
Le constat d’une aliénation
Le diagnostic posé par le Pr FALL est sans concession. Depuis trop longtemps, les cultures africaines sont perçues et étudiées à travers le prisme déformant du regard occidental. « Nos langues, nos rituels, nos mythes, nos proverbes et nos arts ont été réduits à des documents ethnographiques, objets d’études plutôt que sources légitimes de savoirs, de droits, de philosophies ou de sciences », déplore-t-il.
Cette vision a non seulement façonné le récit dominant sur le continent, mais a aussi été internalisée par une partie de ses élites, conduisant à une forme d’aliénation. En négligeant leur propre production de sens et de valeurs, les sociétés africaines se sont privées d’un levier essentiel, alimentant « le sous-développement, la marginalisation et les conflits ». « Une tradition culturelle n’est pas un musée sujet, mais un mouvement en trois temps : une action créative initiale, un engagement collectif qui s’institutionnalise et une interaction cumulative », souligne l’universitaire sénégalais.
Pour inverser cette tendance, le Pr FALL insiste sur la nécessité de redéfinir la culture elle-même. Loin de l’image figée d’un folklore passéiste, il la conçoit comme un processus dynamique, un « mouvement en trois temps ». Tout part d’une étincelle créatrice, qui se propage ensuite au sein d’une communauté pour enfin devenir le socle de nouvelles créations. C’est cette interdépendance créative qui confère à la culture son pouvoir d’agir en profondeur « sur les chaînes de signification, sur les valeurs partagées et sur les imaginaires ».
Les trois leviers de la refondation
Pour passer de la vision à l’action, le Pr FALL identifie une mission pour ce qu’il nomme la « génération des refondateurs des cultures ». Cette nouvelle génération doit s’appuyer sur trois leviers stratégiques pour réancrer l’Afrique dans sa propre trajectoire historique et culturelle.
D’abord, recentrer la production culturelle sur le quotidien. Il s’agit de valoriser les lieux où se créent le sens, le sacré et le beau dans la vie des communautés, en considérant les cultures ouest-africaines comme un patrimoine vivant et non comme un simple décor.
Ensuite, réinstaller la dimension historique partagée. L’enjeu est d’écrire l’histoire du continent à partir de ses propres temporalités, et non comme une succession d’épisodes liés à l’histoire européenne. Cela implique de reconnaître les mythes et cosmologies comme des cadres de pensée légitimes pour imaginer le futur.
Enfin, construire des compétences interculturelles. Ce troisième levier consiste à articuler les sciences, les arts et les technologies modernes, notamment l’intelligence artificielle, pour donner une visibilité et une validité universelles aux savoirs produits en Afrique. L’objectif est que le continent devienne « coproducteur de sens » sur la scène mondiale.

Des outils concrets pour un avenir connecté
La proposition du Pr FALL n’est pas qu’un manifeste intellectuel ; elle est assortie d’outils concrets et résolument modernes. Il prône la création de « grandes bases de données historiques et culturelles » dans chaque pays, compilant archives, manuscrits, récits de vie, épopées et patrimoines matériels et immatériels. Ces corpus massifs serviraient à entraîner des « tuteurs numériques » ou chatbots, capables de rendre ces savoirs accessibles à tous, en langues locales comme internationales.
L’intelligence artificielle n’est plus vue comme une menace, mais comme « un instrument d’herméneutique », un moyen de rendre audibles toutes les voix, de cartographier les dynamiques sociales et de rouvrir les chemins du passé. Cette alliance entre la tradition et la technologie de pointe est au cœur de sa vision. « Il s’agit de bâtir des ponts solides entre savoir académique, savoir endogène et réalité communautaire », précise-t-il.
Au-delà du numérique, le Pr FALL met en avant des instruments juridiques et économiques puissants. Les « marques collectives » et les « indications géographiques » sont présentées comme des outils stratégiques pour transformer l’identité culturelle en un pouvoir économique partagé.
En protégeant la provenance et la qualité de produits ou de savoir-faire ancrés dans un terroir (qu’il s’agisse de produits pastoraux du Sahel, de techniques artisanales ou de pratiques rituelles), ces labels renforcent l’identité communautaire, créent de la valeur et reconstituent des liens historiques fragmentés par les frontières coloniales.
Le tourisme culturel, structuré autour de ces marques, devient alors un vecteur de développement durable, créant des « itinéraires, des festivals, des marchés et des expériences communautaires » authentiques.
Le retour du vernaculaire
En conclusion, le message du Pr Mamadou FALL sonne comme un appel vibrant à l’optimisme et à l’action. La « grande révolution de notre temps », affirme-t-il, est « le retour inattendu du vernaculaire dans l’espace public ». Les langues, les esthétiques et les références locales regagnent en dignité et en visibilité, portées par les nouvelles technologies qui permettent leur diffusion à grande échelle.
Dans un monde en quête de sens, la richesse des cultures ouest-africaines n’est plus une relique à préserver, mais une ressource vitale pour inventer l’avenir. Un avenir où l’Afrique de l’Ouest, forte de son héritage réhabilité, ne subit plus l’histoire, mais la co-écrit, en pleine possession de ses moyens et de son imaginaire.


